Mon panier

Votre panier est vide

La Fable du Gros-nom

[paroles de libraires]
Il était une fois un petit éditeur qui voulait bien laborer. Pour faire connaître son travail et ses auteurs, il se tourna spontanément vers la librairie indépendante plutôt qu'Amazon, choisissant David contre Goliath, le roseau plutôt que le chêne, le petit plutôt que le gros.

Se dotant d'un bâton de pèlerin, de trésors de tact et d'humilité, ragaillardi à l'idée (idiote, mais il le saura bien assez tôt) qu'une solidarité naturelle unirait les petits éditeurs aux petits libraires indés (il s'rait pas un peu communiste le repré, des fois?), notre représentant entreprit de rendre visite à ces héros contemporains de la chaîne du livre.

Rendez-vous fut pris, par téléphone, pour le mois suivant – c'est que, le représentant, qui a du savoir-vivre et ne se trouve pas en situation de force, se fait fort de respecter le protocole.

Quelques jours plus tard, notre libraire (un brin moqueur) annule le rdv – il avait besogné un peu vite – au prétexte – il nous l'a écrit, ça ne s'invente pas – qu'il ne travaille que les « gros noms ». Or, notre catalogue n'en compte pas.

Gros noms ?

Les auteurs apprécieront sans doute cette expression charmante qui distingue non pas les grands écrivains et les nouveaux, mais les gros et les... les quoi, au fait ? Nul ne le sait, et à ce compte-là, nul ne le saura jamais, puisqu'il semble bien délicat de faire émerger de jeunes talents si seuls les « gros-noms » peuvent trouver place, désormais, sur les tables des libraires.

Un grand écrivain dépourvu de « gros-nom » ? Recalé. Un « gros nom » qui écrit des gros mots et des petites merdes ? Invité. Nom d'un chien, à quel nom de saint se vouer ?

C'est drôle, parce que lorsqu'on veut distinguer le service Amazon du service des libraires indés, l'argument le plus souvent avancé consiste à dire qu'Amazon n'est qu'un outil logistique puissant qui recommande par algorithme. L'algorithme, ce monstre mythologique contemporain qui se nourrit exclusivement de « gros-noms ». Il dirige sournoisement les pauvres naufragés que sont les clients encore en quête de lecture vers les mêmes nourritures à grands renforts de « meilleures ventes » et d'ad webs. Aux libraires indés seuls ce talent de défrichage, de curiosité, et d'analyse critique qui distingue le bon grain de l'ivraie, et peut mettre entre les mains d'un client un bon livre d'un nouvel écrivain que lui, le lecteur, dans les méandres de la surproduction éditoriale et des surenchères sur le web, n'eut pu identifier. Foin de tout cela.

C'est drôle aussi parce qu'il y a deux semaines, Le Monde couvrait l'ouverture du Salon du livre de Paris par une interview d'Antoine Gallimard commentant l'état du marché du livre. L'héritier de l'empire Gallimard – Gros nom de l'édition française s'il en est – posait, en président, dans son bureau dont le fond était tapissé, du sol au plafond, par les volumes de la Pléiade. Laquelle photo était légendée comme suit : « Notre partenaire n’est ni Apple ni Google, mais Amazon ». Surréaliste. Le Monde a l'art des collages satiriques. Il y a quelques années, cette petite phrase eut fait scandale dans le milieu du livre. Amazon, LE partenaire de Gallimard ? Et pas un mot pour la librairie indépendante ? L'interview d'Antoine Gallimard était intitulée « on a le sentiment que le livre perd sa place », mais, cher Antoine Gallimard, en vertu de ces mécanismes, ce n'est pas le livre, c'est la littérature qui est perdante.

Rien ne va plus, entre faux nez et gros bazars, notre jeune repré se mélange les pinceaux. Je récapitule : les libraires indés ne veulent plus que les gros-noms, lesquels (grâce à Gallimard et consors) partent se faire voir et vendre chez Amazon. Résultat : la moyenne d'âge des écrivains présents en librairie ne fera qu'augmenter et le parc des écrivains, vieillissants, ne saurait être renouvelé (on voit mal comment un premier roman pourrait être signé par un « gros nom » - sauf à être signé par Kim Kardashian?). Avant d'être gros, le nom est petit, mais ces petits noms sont l'apanage des petits éditeurs, qui sont en voie d'extinction - on détruit son biotope.

Qu'on se rassure, il existe des libraires héroïques qui résistent encore et toujours à l'envahisseur (comprenez, l'envahisseur , c'est la tribu des Gros-noms), du moins qui ne tiennent pas ce paramètre pour critère. Ils se nomment Kairn ou Escampette, Parvis ou Esprit livre, Dialogues ou Esprit large, ils sont indépendants ou pas, gros ou petits : ils ne sont pas un algorithme. Ils vous conseillent, vraiment. Ils sont la seule chance de survie des primo-romanciers – des écrivains de demain."Je ne sais pas si nous avons des gros-noms, en revanche, nous avons des bons-livres."

Quant à toi, libraire de la fable, volatile insoucieux, ne laisse pas trop filer les petits noms petits poissons dans l'espoir d'un plus gros, au risque de finir héron, ou dindon de la farce...

Comme nous sommes un peu têtus, nous allons continuer à rendre visite aux libraires, petits et gros, à éditer de parfaits inconnus (mais nous ne ferons pas de racisme anti-gros-nom, la preuve à la rentrée de septembre... tintintin) et à penser qu'il y a de très grandes œuvres chez Gallimard.

 

Connexion

Newsletter