Premier roman : Des îles et des chiens
Mars, printemps, et premières sorties In8 qui ouvrent l'année 2022 avec un nouvel écrivain, une voix neuve, une promesse. Nous publions le premier roman de Sylvia Cagninacci. « Des îles et des chiens » est suave et violent, un roman familial dans lequel se déchirent ceux qui s'aiment.
Beauté du ciel, impassible, cruauté des hommes sur la terre, qui ne s'épargnent rien. Dans ce petit village corse vit Dominique, une dizaine d'années, son père, sa mère.
Le roman s'ouvre sur un scandale absolu, la mort d'un enfant, fauché par une balle perdue. Accident de chasse, balle perdue, que faisait-il là sur le chemin de st jean ?
Ce que Sylvia Cagninacci nous donne à sentir, avec brio, c'est que lorsque le mal est social, l'accident ne doit pas grand chose au hasard, et que les efforts des humains éreintés pour combattre les démons achoppe sur une fatalité qui les précède et les dépasse.
Roman insulaire s'il en est, les enfermements s’enchâssent les uns dans les autres – une île, dans laquelle un tout petit village, lequel loge quelques familles, emprisonnées dans leurs ascendances, une église. Oui, il aurait fallu partir, quitter, bien avant que de prendre le chemin de St Jean.
C'est Dominique, cet enfant – un ange ? - qui va nous donner cette histoire, tragique, certes, mais traversée d'une lumière presque surnaturelle – celle qui fait surgir un village sur les hauteurs corses, celle des espoirs d'un enfant pour ses parents, celle de la tendresse d'un père défaillant pour son petit bonhomme, celle d'une femme encore éprise d'un amour devenu brutal.
Des îles et des chiens : parution le 29 mars 2022
EXTRAIT :
" Sur le sentier de Saint-Jean, je me suis arrêté, à bout de souffle, sur la grande pierre plate, avant d’entamer la dernière montée qui mène à la chapelle. Et ce que j’avais imaginé est arrivé. Enfin pas tout à fait. Sous l’impact de la balle qui m’a perforé la cuisse, l’azur s’est bien déchiré en deux, mais rien n’a bougé. La mer ne s’est pas vidée et le ciel est resté suspendu en l’air. J’ai pensé à Lucie, à sa déception. Pas de Nathan visible. Puis j’ai été happé par l’intensité de l’expérience, car autre chose de bien plus incroyable encore s’est produit. Je me suis introduit dans la fente de pure lumière tout à coup béante entre le ciel et l’eau. Et derrière l’horizon, tout était clair, brillant comme au premier matin de la Création et indifférencié : on nageait, on volait, on marchait, on ne savait plus qui était qui. L’un était l’autre, et l’autre l’un. On était léger, tellement léger, tellement libre, tellement heureux ! Tout en essayant de boucher avec ma main les flots de sang chaud qui jaillissaient de ma jambe, je me suis échappé avec bonheur de ce monde opaque et flou, où j’ai toujours eu tant de mal à distinguer le dedans du dehors, les pensées des autres des miennes. Là où j’avais pénétré, les limites ne posaient plus problème. On était tout à la fois. L’air, l’eau, la terre, le soleil et le vent. Puis, j’ai eu froid, j’ai crié maman, c’est pour rire, je vais rentrer, ne t’inquiète pas. Je vais te raconter mon exploit et tu vas être fière de moi ! Mais j’ai compris dans un éclair de lucidité que jamais plus je ne la reverrais, ni elle, ni papa, ni Lucie, ni personne, pas même Bono, mon cher lapin confident. J’ai encore appelé maman, maman, et seul mon écho m’a répondu. Puis tout a disparu très soudainement : les îles, le ciel, la mer. Le chant des oiseaux s’est tu, le bruissement de pas des hommes qui approchaient et les aboiements des chiens se sont dispersés dans le vide sidéral. L’horizon s’est de nouveau tendu derrière moi et s’est refermé comme les deux pans d’une robe de soie bleue réunis par le bruit sec d’une fermeture éclair.
Lucie a fixé longtemps la ligne bleue de ma disparition. C’est le bourdonnement de l’hélicoptère qui filait vers l’hôpital de Bastia qui l’a sortie de la sidération. Elle s’est levée, a quitté la terrasse pour aller aux nouvelles, bien qu’elle connaisse déjà la réponse. En chemin, elle a croisé un pompier qui lui a expliqué :
- La balle a transpercé l’artère fémorale, il se vidait de son sang sur la grande pierre plate dans la montée. Il avait dû s’arrêter là pour faire une pause… Il paraît qu’il a regardé les chasseurs avec une grande douceur, mais que voyait-il à ce moment-là ? Dans l’hélicoptère, avant de mourir, il a parlé d’un chien…
Les secouristes ont cru que je délirais sur le chien d’un chasseur. Mais ce n’est pas à l’un des leurs que je pensais. C’était à un autre."